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Dans les premiers jours d’avril 1941, les troupes allemandes se jetèrent sur la Yougoslavie. L’énorme supériorité en nombre, en armement et en savoir stratégique assurait à la Wehrmacht un nouveau triomphe de la guerre foudroyante. Hitler, pour assister à la curée, fixa son Grand Quartier sur la frontière de l’Autriche et du pays envahi.
Comme à l’accoutumée, Himmler eut à le suivre. Son train spécial fut garé à Bruck-an-Denmur, sur la même frontière.
Le départ avait exigé de Himmler un effort physique effrayant. Le voyage acheva de le briser.
À Bruck, il ne quittait sa couchette dans le train spécial que pour se rendre auprès de Hitler dont le Q.G. était établi à une vingtaine de kilomètres.
Kersten vivait pour ainsi dire dans le compartiment du Reichsführer. On l’y appelait à tout instant.
— Faites quelque chose, je n’en peux plus, criait Himmler.
— Mais je vous ai déjà fait plusieurs traitements depuis ce matin, répondait Kersten. Ils n’ont pas eu de résultat. Celui-ci n’en aura pas davantage.
— Essayez, essayez tout de même, j’ai trop mal.
Kersten essayait une fois de plus, vainement.
Chaque séance – et il y en avait maintenant dix par jour – était un nouveau débat, un nouveau combat pour le même objet.
Au-delà des voies de garage, on voyait, par les fenêtres du train immobile, le printemps paraître sur les collines et dans les bois, mais Himmler et Kersten, entièrement pris par un tourment d’une essence différente, mais d’une force égale, y étaient insensibles.
— Vous êtes fou, Reichsführer, répétait, répétait, répétait Kersten. Vous voyez bien l’état auquel vous êtes réduit. Vous voyez bien que vous ne pouvez pas tout faire en même temps. Remettez la déportation jusqu’à la fin de la guerre et je vous garantis que mon traitement agira comme il agissait avant.
Himmler était tordu, ravagé par la souffrance. Sur son visage cireux et pincé, comme celui d’un agonisant, ruisselaient une sueur froide et des larmes de douleur qu’il ne pouvait pas retenir.
Pourtant il résistait, résistait.
— Je ne peux pas, disait-il, c’est un ordre du Führer.
— Je ne peux pas, le Führer n’a confiance qu’en moi.
— Je ne peux pas, je dois tout à mon Führer.
Il ne restait plus qu’une semaine avant que la déportation commençât.
Si Kersten luttait encore, c’était uniquement par devoir et parce qu’il ne pouvait pas faire autrement. Il n’avait plus d’espoir. Il savait que rien d’organique n’était atteint chez Himmler et que celui-ci pouvait, de son compartiment, diriger, assurer l’exode monstrueux, à condition d’avoir assez de stoïcisme pour accepter de souffrir. Ce courage, il le trouvait dans la crainte et l’idolâtrie que lui inspirait Hitler.
Cependant, Himmler se sentit si mal qu’il ne supporta plus la dureté, l’étroitesse de sa couchette dans le train. Il prit un appartement dans un petit hôtel des environs. Kersten, naturellement, y vint habiter aussi.
À deux heures du matin, et alors que le docteur dormait, le téléphone sonna dans sa chambre.
L’esprit de Kersten avait la propriété d’être alerte et clair dès le premier instant du réveil. Le docteur eut, pourtant, de la peine à reconnaître la voix de Himmler. Ce n’était qu’un souffle haletant, indistinct et coupé de sanglots.
— Venez, venez vite, cher Kersten. Je n’arrive plus à reprendre ma respiration.
Kersten, tout habitué qu’il fût à voir souffrir Himmler, demeura stupéfait par la violence de son tourment. Himmler avait rejeté couvertures et draps, incapable de supporter leur contact, et dénudé, immobile, crispé dans chaque muscle, les bras étendus à plat, gisait comme crucifié. Il haletait :
— Aidez-moi, au secours !
L’idée ne vint pas à Kersten, en cet instant, que la torture subie par Himmler pouvait être une forme de justice immanente et que l’homme qui avait approuvé, ordonné, dirigé, organisé tant et tant de supplices, méritait bien celui-là. Pour le docteur, Himmler était un malade qu’il soignait depuis deux ans et la conscience professionnelle, si puissante chez Kersten, lui faisait un devoir absolu de le soulager de son mieux et au plus vite. En outre, à force de vivre avec Himmler, de le manier, de l’étudier dans toutes ses réactions et tous ses réflexes, Kersten, par le jeu le plus naturel de l’accoutumance, ne voyait plus en lui seulement le policier et le bourreau, mais aussi l’être humain.
Au spectacle de ce corps convulsé, Kersten éprouva, dans toute leur force, l’impératif du médecin et la pitié la plus simple pour un homme, quel qu’il fût, qui souffrait à ce degré. Il sentit qu’il était sur le point de céder. Ses mains, d’elles-mêmes, se tendirent vers Himmler.
Elles retombèrent aussitôt. Obnubilée un instant, l’autre exigence reprenait son empire sur Kersten, celle d’épargner à un peuple tout entier le sort le plus effroyable de son histoire.
Et Kersten comprit que, malgré le sens du devoir qui le poussait à secourir Himmler et la pitié qu’il éprouvait pour lui, il serait incapable de le soigner efficacement tant qu’il serait obsédé, pétrifié, par l’horreur de la déportation imminente. Il n’y pouvait rien : c’était une sorte de paralysie intérieure. Mais si Himmler renonçait au projet maudit, oh ! avec quelle joie, quelle certitude il le délivrerait !
Kersten prit une chaise, la plaça contre le chevet de Himmler, s’assit, se pencha à toucher de son visage celui du malade. Cette fois, il ne discuta pas, il ne raisonna pas, n’essaya pas de lutter. Sur un ton humble, affectueux et presque implorant, il dit :
— Reichsführer, je suis votre ami. Je veux vous aider. Mais je vous en supplie, écoutez-moi. Reportez à plus tard cette histoire hollandaise et aussitôt vous irez mieux, je vous le promets, je vous le jure. Vous n’êtes pas médecin, mais un enfant comprendrait cela. Vos souffrances sont d’origine nerveuse. Je peux tout sur vos nerfs, sauf quand une préoccupation trop grave et constante les ronge comme un acide. Pour vous, l’acide est le souci dont vous obsède l’affaire de Hollande. Ôtez le souci de votre tête et je puis de nouveau agir sur vos nerfs et vous n’avez plus mal. Rappelez-vous comme le traitement vous faisait du bien avant cette affaire. Il en sera de même si seulement vous allez trouver Hitler pour lui demander de remettre la déportation jusqu’à la victoire.
Himmler écoutait avec avidité cette voix presque tendre, ces mots si faciles à comprendre, et regardait, comme hypnotisé, ces paumes, ces doigts qui déjà s’offraient à lui pour arrêter une douleur infernale. Dans ses yeux, où brillaient des larmes, la hantise de Hitler s’estompa, s’effaça.
Himmler saisit convulsivement l’une des mains du docteur et gémit :
— Oui, oui, cher Kersten, je crois en vérité que vous avez raison. Mais qu’est-ce que je vais dire au Führer ? Je souffre tellement que je suis même incapable de lier mes pensées.
Ce fut alors que le docteur eut à faire le plus difficile effort sur lui-même : dissimuler son bonheur.
— C’est très simple, répondit-il du ton désintéressé d’un homme que les problèmes politiques n’ont jamais ému. Très simple. Vous direz que vous ne pouvez pas faire face à toutes les missions à la fois. Parlez du manque de bateaux, de l’encombrement des routes, montrez à quel point ce travail surhumain menace votre santé et que, si cela continue, vous ne pourrez pas assurer la réorganisation des Waffen S.S., qui est votre devoir essentiel, et de beaucoup.
— C’est vrai ! C’est juste ! cria Himmler. Mais comment irais-je parler à Hitler ? Je suis incapable d’un mouvement, j’ai trop mal.
Kersten demanda, la voix un peu rauque :
— Êtes-vous bien décidé ? C’est sûr ? bien sûr ? Sans quoi, je vous le répète, je ne peux rien.
— Vous en avez ma parole, ma parole de chef allemand, gémit Himmler. Donnez-moi seulement la force.
La joie cachée de Kersten fut si exubérante qu’il se surprit à penser : « Sois tranquille, mon bonhomme, dans une demi-heure tu seras tout à fait capable d’y aller. »
Jamais il n’avait eu une telle assurance de réussir une cure. Jamais il n’avait senti, des poignets jusqu’à l’extrémité des phalanges, l’afflux d’un sang aussi chaud, ni cette élation inspirée. Et Himmler, qui s’était cru voué à un supplice sans rémission, retrouva le bienfait des mains de Kersten. Tremblant de faire un geste qui risquât de les contrarier, il commença à se détendre, à respirer. De temps à autre, il murmurait, incrédule :
— Je pense… oui, il me semble que la douleur s’en va.
Puis il se tut comme anéanti par la félicité. Kersten travailla en silence. Quand il eut achevé, Himmler, usant de mouvements lents et craintifs, se leva, respira à fond et s’écria :
— Mais je vais mieux… mais je ne souffre plus.
— C’est uniquement, dit Kersten, parce que vous avez pris la résolution de parler à Hitler. Dépêchez-vous de le faire, on ne sait jamais quand les crampes reprennent.
— J’y vais… j’y cours, s’écria Himmler.
Il saisit ses vêtements, s’habilla en toute hâte.
À ce moment retentit la sonnerie du téléphone :
— Oui, dit Himmler à l’appareil, c’est moi !
Il écouta sans prononcer un mot, puis il raccrocha, se tourna vers Kersten et dit :
— La campagne de Yougoslavie est achevée. Le Führer vient de partir pour Berlin et ordonne que je le suive.
Il passa rapidement sa vareuse et ajouta :
— Faites votre valise. Notre train est déjà sous pression.
Himmler avait retrouvé ses gestes et sa voix de commandement. Et Kersten, qui savait combien le Reichsführer changeait d’attitude et devenait intraitable quand il se sentait mieux, ne put s’empêcher de penser : « Je l’ai guéri trop vite ; il va se reprendre, oublier sa promesse, revenir à la détermination fanatique d’arracher à la Hollande le peuple hollandais au jour prévu. »
Mais le sort avait choisi, cette nuit-là, d’aider Kersten. Pendant le voyage, Himmler fut repris de crampes atroces. Et, tandis que le train spécial roulait dans les ténèbres, Kersten dut traiter le Reichsführer une fois de plus. Ses soins furent efficaces. Il les ménagea toutefois de telle façon que Himmler en eût besoin jusqu’à l’instant où le convoi s’arrêta en gare de Berlin.
— Vous voyez, dit alors le docteur à son malade ; vous voyez, c’est déjà plus long, plus difficile. Vous avez encore en tête cette histoire de déportation. Il faut vous en libérer, sinon tout recommence.
— Oh ! soyez tranquille, cher Kersten ! J’ai compris, dit Himmler.
De la gare même, il se fit conduire chez Hitler. Deux heures plus tard, il téléphonait à Kersten.
— Le Führer est aussi magnanime que génial. Il a eu compassion de ma fatigue. La déportation est remise. J’ai l’ordre écrit. Je vous le montrerai.
Élisabeth Lube se trouvait auprès de Kersten tandis qu’il écoutait le message incroyable. Il le lui répéta mot pour mot. Ensuite, ils restèrent longtemps côte à côte sans pouvoir parler.